Texte de Cécile Oumhani pour la remise du prix Dante 2018, le samedi 9 juin


Jacques Rancourt - Prix Dante 2018


       C’est avec émotion que je présente Jacques Rancourt, lauréat du Prix Dante 2018. Mais qui ne connaît pas le poète, l’essayiste, le traducteur, le directeur du Festival franco-anglais de poésie et de la revue la Traductière pendant plus de trente ans ? Jacques Rancourt est né en 1946 à Lac-Mégantic au Québec. Après une licence de lettres à l’Université Laval, il quitte le Canada en 1971 pour continuer ses études à Paris. Il consacre sa maîtrise à la revue de poésie « Le Pont de l’Epée ». Quelques années plus tard, il soutient à l’Université de La Sorbonne Nouvelle une thèse de doctorat sur la poésie africaine et antillaise. Il participe entre 1971 et 1973 à la rédaction de « La poésie contemporaine de langue française depuis 1945 » sous la direction de Serge Brindeau. Son premier recueil « La journée est bien partie pour durer » paraît en 1974. Quel regard portait Jacques Rancourt sur l’immensité du Saint-Laurent alors qu’il se trouvait encore dans la ville de Québec où il était arrivé tout jeune étudiant? A quels poèmes rêvait-il déjà lorsqu’il empruntait peut-être la Promenade des Gouverneurs qui le surplombe et observait ses eaux changeantes entre les glaces de l’hiver et le dégel printanier ? Gageons que l’ampleur du fleuve a nourri en lui la soif des espaces et du voyage, celui qui est quête, rencontre avec l’Autre. Il me semble aussi que ceci a pu ouvrir en lui son chemin de poète, ce chemin qui commence en franchissant un pont, puis des océans, pour aller à la découverte de la multiplicité des voix de la poésie francophone. Lui qui lit, étudie ceux qui l’ont précédé avec non moins d’intérêt pour ses contemporains, publie aussi à la même

 

époque son premier recueil.
alors moi et chacun de mes fantômes que je me lance
devant derrière comme des bulles
alors moi et mes fantômes nous refaisons l’escalier blanc
nous irons écrire des poèmes en tâchant de nous renvoyer
 la balle de l’un à l’autre le plus loin possible


      La belle réciprocité du nous est déjà là, tout comme une soif de poésie qui ne connaît ni limites ni frontières à son essor. Le poète refait un escalier blanc sur la crête où il chemine d’un poème à l’autre, entre veille et sommeil, infatigable arpenteur du cosmos qu’il explore avec les mots. C’est une vingtaine de livres de poésie qu’a publié Jacques Rancourt jusqu’à « Suite en rouge mineur » paru en 2017 aux éditions Transignum, sans parler bien sûr des autres à venir. Veilleur sans sommeil, comme le dit si bien le titre de son anthologie personnelle parue en 2008, notre poète veille dans la nuit du monde, toujours soucieux d’y déchiffrer l’énigme de notre présence, animé par la force du verbe poétique. Pour Jacques Rancourt la poésie est « un rituel du plaisir ». Il nous dit : « Consentir au plaisir, c’est consentir à être, et à se sentir être. S’adonner à un rituel du plaisir, c’est établir cette conscience dans la durée, et s’acheminer vers une présence lucide dans le cycle de la vie et de la mort. » Avec le poème, il dévoile l’obscurité des choses, celle qui nous hante et il la transcende. Mais tout en poursuivant sa quête et ses interrogations, son souci est constant de tempérer la gravité avec une fantaisie qui transfigure le quotidien.


la lune n’est pas encore levée
et les heures jouent en votre faveur
ne laissez pas repartir à perte
les étoiles de plein jour
ne remplissez pas la coupe quand elle est déjà pleine
ne battez pas votre coulpe à la petite semaine


      Jacques Rancourt perçoit aussi avec acuité les drames humains qui déchirent notre planète, qu’il s’agisse du génocide au Rwanda ou du terrible accident de train de Lac-Mégantic en 2013. Ils traversent sa poésie comme en témoigne le recueil « Quarante-sept stations pour une ville dévastée », paru en 2014, un an après la catastrophe ferroviaire. Mais il recherche aussi l’apaisement que procure le poème. En affirmant dans son poème « Les carrés de l’hypoténuse », « La Terre est plus légère que la sphère des géomètres », il nous rappelle que la poésie rend le monde plus habitable et qu’elle est bel et bien « rituel du plaisir ».
Il a inscrit le nous dans sa poésie et la poésie dans la trame même de sa vie. Avec une générosité passionnée, il a rassemblé chaque année des poètes du monde entier pour le Festival franco-anglais de poésie qu’il a créé en 1976. Ceux-ci ont été publiés dans la revue La Traductière dont il est aussi le fondateur. Inviter ainsi les poètes du monde à dialoguer par leurs poèmes, c’est aussi les traduire, art auquel Jacques Rancourt excelle. Il a fait de la revue et du festival des espaces où les langues se rencontrent, où les langages se croisent et s’interrogent. Les compositeurs ont écrit des pièces sur des poèmes. Les plasticiens ont créé à partir des mots. Les vidéastes se sont emparés des poèmes avec leurs caméras pour y déployer les univers suscités en eux par leurs lectures. Tous ont réfléchi, écrit, débattu sur les thèmes proposés chaque année pour chaque nouveau festival. Oui, Jacques Rancourt fait de la poésie un art de vivre, montrant qu’elle est bien « un rituel du plaisir ».


      Traducteur, il est le passeur de plusieurs poètes, l’Australien Alex Skovron, l’Israélien Amir Or ou encore le Singapourien Toh Hsien Min, pour n’en citer que quelques-uns. Toujours à l’écoute des poètes et soucieux de les faire découvrir, il est aussi l’auteur de plusieurs anthologies, dont « Figures d'Haïti - 35 poètes pour notre temps » en 2005 et « Antilles-Guyane : anthologie de poésie antillaise et guyanaise de langue française » en 2006. En plaçant la poésie au cœur de sa vie, il en a fait aussi un sujet de réflexion à travers plusieurs essais sur la traduction ou la poésie contemporaine. La vie est une belle aventure, dit souvent Jacques Rancourt. Et il en fait un poème chaque jour et chaque nuit renouvelé. Laissons-lui la parole, alors que nous saluons le lauréat du prix Dante 2018, avec ces vers extraits de Veilleur sans sommeil :


ainsi je vais de strophe en strophe
traçant les vers comme des sillons
mesurant la distance
j’aimerais bien dormir
mais je repars vers l’aube avec ma main ardente


Jacques Rancourt

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