Poésie & Mondes poétiques
Par Lucien Wasselin | 2018-02-15T10:34:28+00:00 23 novembre 2014 | Catégories : Critiques
Jacques Rancourt, 47 stations pour une ville dévastée
Quelle est l'utilité de la
poésie ? Jacques Rancourt répond à cette question avec son
dernier recueil : Quarante-sept stations pour une ville dévastée ;
par l'existence même du livre. Qui se souvient aujourd'hui de
l'accident de Lac-Mégantic ? De la catastrophe de Lac-Mégantic,
devrais-je écrire. Qui sait où se trouve cette localité ? On ne
le sait que trop, une information chasse la précédente et les médias
de masse ne sont friands que de sensationnel, de sang à la une
jusqu'à l'écœurement. L'amnésie est savamment et innocemment
entretenue. C'est que le profit rapide est à l'origine de leur
façon d'agir. C'est dire qu'aujourd'hui, seize mois après la
catastrophe, l'information est oubliée. D'ailleurs, je dois dire que je
n'en avais pas entendu parler ! Que faisais-je le
6 juillet 2013, où étais-je ? Je l'ignore, mais je sais
qu'aujourd'hui, 9 novembre 2014, je viens de lire le recueil de
Jacques Rancourt et que je sors de cette lecture bouleversé et
révolté.
47 personnes furent tuées par
les explosions et l'incendie qui furent provoqués par le
déraillement d'un convoi ferroviaire à la dérive transportant
du pétrole de schiste particulièrement dangereux. De septembre
à décembre 2013, Jacques Rancourt, qui est né à Lac-Mégantic
(Québec), écrit ce long poème. Pour contenir son émotion, il se donne
des contraintes : 47 septains, 47 strophes en hommage aux 47
victimes comme 47 stations d'un chemin de croix… De fait, ce poème
est d'une froideur clinique et d'une colère retenue. Et
parfaitement construit.
La première partie (six
septains) dresse le décor ; le poète ne dédaigne pas les données
chiffrées, la pente entre Nantes et Lac-Mégantic est de 1,2% et fait 12
km. Le train est long d'1,4 km, fait 100 000 tonnes et tracte 72
wagons-citernes. Mais le vers dénonce : le pétrole et les
adjuvants sont douteux, la locomotive crache de l'huile, le train
s'arrête pour un changement de conducteur sur la voie principale et
non sur une voie d'évitement.
La deuxième partie (aussi six strophes) décrit
la ville de Lac-Mégantic, une petite ville par un soir d'été, où le
temps semble s'être arrêté. "On chante et on danse au Musi-Café".
L'image, la métaphore sont absentes ; on a l'impression de
lire le journal… La troisième partie (toujours six strophes)
accuse : ce convoi de 5 locomotives et de 72 wagons est sous
la responsabilité d'un seul homme. La coque des wagons est bien
mince, le pétrole qui les remplit a un point d'éclair très
bas. La locomotive pose problème et le feu se déclare… La quatrième
partie (huit septains) est celle du contraste entre le calme et
l'insouciance de la petite ville et du Musi-Café d'une part et, d'autre
part, la catastrophe qui se prépare avec le train fantôme, aveugle, ivre qui dévale la pente sans personne à son bord. Le suspens est
habilement noté par la vitesse du convoi qui ne fait que
croître : "La mort vient d'entrer à Lac-Mégantic…" La
cinquième partie est celle des explosions, de l'incendie et de
l'horreur. Jacques Rancourt agit comme un reporter et cette
accumulation haletante alimente la révolte du lecteur. La sixième
et dernière partie, très justement intitulée Le chant des anges, est le temps du bilan vu de manière fragmentaire mais très parlante.
Mais c'est aussi le temps des responsabilités :
"Comment ne pas penser à toutes ces négligences
au mauvais entretien de voies et de matériel roulant
à l'étiquetage erroné de wagons et à leur vétusté
à toutes ces dérogations, déréglementations pour
un monde mercantile, chauffeur unique, freins insuffisants
transport boulimique de matières explosives
abandonnées à elles-mêmes, à la merci d'elles-mêmes"
Tout est alors dit de ce monde fou où la course
à l'argent facile et rapide explique la catastrophe. C'est le
capitalisme qui est ici mis en cause car toutes les compagnies
incriminées sont privées. Mais Jacques Rancourt n'oublie pas la
solidarité qui permet de ne pas désespérer totalement de
l'homme.
Ce récit-poème restera
longtemps dans la mémoire de ceux qui le liront (plus longtemps en
tout cas que les informations faussement indignées et lénifiantes
déversées par les télévisions, les radios commerciales ou
officielles) par l'horreur glacée qui s'en dégage. Mais aussi par les
accusations qu'il porte. Jacques Rancourt a trouvé le ton juste
pour parler de l'horreur du drame mais aussi de l'horreur
économique qui n'en finit pas de gangrener la planète…
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